Son coeur bat fort. Il bat trop fort. Il bat si fort que ça résonne dans tout son corps. Elle est figée, paralysée, terrifiée, debout au centre du couloir. Elle ferme les yeux, très fort. Peut-être que ça fera tout disparaître. Ça ne fonctionne pas. Elle a envie de rire tellement c’était une idée pathétique. Mais elle a trop peur pour rire. Tout ses muscles sont tendus. Elle est certaine qu’elle ne pourrait pas parler même si elle essayait. Elle fixe devant elle – mais elle ne voit rien. Rien du tout. Puis soudainement, les nuages gris et épais dans son esprit disparaissent, et elle sait exactement ce qu’elle doit faire. Il n’y a pas de temps à perdre. Alors elle place un pas devant l’autre, et après s’être assurée qu’elle est toujours capable de marcher correctement, elle se mets à courir. Tandis qu’elle avance dans les couloirs sombres de l’hôpital, l’odeur rouillé du sang lui  monte au nez. Elle sait qu’elle en est recouverte. Elle ne peut pas s’y attarder. Elle ne peut pas se permettre d’y penser. De penser qu’il ne s’agit pas de son propre sang – mais du sang des autres. Les autres. Elle ne veut pas y penser non plus. Les yeux vides, la peau pâle. Les tendons et les morceaux de peau pendant de leurs dents claquetantes. Elle secoue la tête. Elle ne s’arrête pas de courir.

Elle arrête brutalement devant la cellule. Elle ne prends pas le temps de réfléchir. Elle déverouille la porte, les mains tremblantes, et pénètre dans la petite pièce sombre. Il est là, le regard vague. “Il faut y aller, Sullivan, venez, on doit partir tout de suite !” Elle est consciente que sa voix est plusieurs octaves au-dessus de la normale. Mais elle n’a pas de contrôle là-dessus. Elle tremble des orteils à la racine des cheveux, mais elle ne peut se permettre de penser à elle-même. L’important, c’est de le sortir de là, c’est de les sortir de là. Mais elle comprends que Sullivan ne la croit pas, il recule, elle le voit disparaître, elle le voit tenter de s’éloigner. “Monsieur Caldwell” dit-elle en s’approchant davantage, lui tendant la main. “On doit partir, tout de suite. Vous n’hallucinez pas, suivez-moi !” Elle ne sait pas pourquoi elle l’a choisi, lui. Pourquoi c’est devant sa cellule qu’elle s’est arrêtée. Mais elle l’a fait, et au fond, le reste n’est pas important. Une fois qu’ils sont ressortis, elle va en chercher un autre, puis un autre, et en croise un autre en chemin. Bientôt, elle réalise que le temps est écoulé. Qu’il faut qu’elle sorte, qu’il faut qu’ils sortent, et tout de suite. Elle a le souffle court, la tête lui tourne, elle a envie d’éclater en sanglots. Mais ce n’est plus le temps d’être faible. Ces temps-là sont révolus, elle le sait déjà. Elle se sent comme dans un cauchemar. Le pire cauchemar de son existence. Elle est soudainement plongée dans les troubles de ses patients. Elle aimerait que ce ne soit que son imagination. Mais tout est réel. Tout est trop réel.


Il lui arrivait d’oublier où en était le monde. Lorsqu’elle laissait ses yeux vagabonder sur les arbres et leurs feuilles pâles et tombantes, c’était comme si la planète entière et ses problèmes disparaissaient, voletant dans le vent doux d’un hiver étrangement glacial. C’était comme si la planète était tombée dans une stupeur lente, comme si elle était en choc post-traumatique, comme si elle était, tous comme ses habitants, aux prises d’un constant état de peur, d’inquiétude, de mélancolie, et de désespoir. Le monde n’était plus – il n’était que son pauvre, lamentable fantôme. Les gens comme elle, comme le groupe – ils devaient se débrouiller pour survivre. Ils erraient dans les forêts et sur les routes, aussi blasés qu’alertes, jouissant à chaque trouvaille d’abri et de victuailles, désespérant au moindre claquement de dent, au moindre gémissement familier de ceux qui avaient envahis les plaines et les villes comme un virus. Il semblait à Clarke que le nouveau peuple – c’était hors d’elle de les appeler comme ils étaient – était un envahisseur. Non, impossible que ceux qui vivaient leur vie civilisée à peine quelques mois auparavant dans ces mêmes paysages étaient aussi ceux qui vagabondaient, les dents pourries, la peau en lambeaux, salivant à l’idée d’un morceau de chair fraîche. Clarke en était désemparée. Elle croyait avoir vu le pire de l'homme dans son travail. Elle avait été si confuse, pendant si longtemps – mais doucement, la réalisation s’installait dans son esprit, et elle se faisait à l’idée que… que quoi, après tout, sinon que l’apocalypse avait eu lieu, et qu’elle en était une survivante ?

Elle détourna le regard à une vitesse fulgurante en entendant le bruissement des feuillages. Agenouillée dans son propre buisson, seuls des yeux humains particulièrement perçants auraient pu la repérer. Lorsqu’elle vit la bête, elle leva son arbalète, pris plusieurs minutes pour viser, pris une inspiration, expira doucement, et tira sa flèche. Cette dernière s’enfonça brutalement, soudainement dans le cou de la bête qui mâchouillait une quelconque plante. Sans un bruit, elle s’effondra sur le sol, son museau s’enfonçant dans son propre sang d’un rouge bouillant. Clarke s’accorda un petit sourire de fierté. Depuis quelques semaines, son visé s’était considérablement amélioré. Lorsqu’elle avait trouvé l’arbalète, elle ne voyait l’arme que comme un déchet inutile : elle ne savait pas très bien viser, après tout - elle n'avait jamais utilisé une seule arme de sa vie. Mais dans cette nouvelle vie morne, même si urgente, Clarke avait pensé qu’un petit défi personnel ne pourrait rien apporter de mal, sinon pouvoir chasser avec plus de facilité. Elle s’était entraînée, et entraînée, et entraînée, et la voilà qui se débrouillait tout de même bien. Son visé était loin d’être parfait, mais quelques semaines encore et il le deviendrait. Clarke s’en assurerait. Sa survie en dépendait - et celle des autres.

Une fois le corps mou et décomposant de la bête embarqué sur ses épaules, Clarke reprit la route du campement. Ils partageraient un bon repas ce soir. Ça remonterait peut-être leur moral, juste un petit peu. Pas une seconde passait sans que Clarke ne songe au reste du groupe. Elle en avait déjà perdu la moitié. Elle devait s'assurer de s'occuper du reste. C'était sa responsabilité - après tout, c'était elle qui les avait sorti de l'hôpital. Elle devait être leur guide - et garder leurs esprits le plus calme possible. Elle était parfaitement consciente de qui l'accompagnait, après tout. Ils avaient été ses patients. Elle les connaissait par coeur, et c'était pour cette raison que le devoir de s'occuper d'eux lui revenait. Ce n'était pas toujours facile, loin de là. Mais elle ne pouvait pas partir. Elle ne le permettrait pas, elle ne se l'autoriserait pas. Et de toute manière, que ferait-elle, seule ? Peut-être qu'après tout, elle avait besoin d'eux autant qu'ils avaient besoin d'elle. Clarke continua d'avancer dans la forêt froide. Comment le monde en était-il arrivé là ?