L'hôpital avait été submergé par les blessés. Des choses folles arrivaient. Des gens mordus par d'autres. De la folie. Isaiah était perdu dans le flot de malades. Et puis, les émeutes avaient commencé. Des patients qui tentaient d'en... dévorer d'autres ? C'était un de ses collègues ambulancier, qui l'avait sorti de là. Joel. Il l'avait entraîné à l'extérieur de l'hôpital malgré ses réticences à laisser ces gens dans un tel enfer. Il ne comprenait pas encore qu'il ne pouvait plus rien pour ces gens-là. Il se réfugièrent dans l'ambulance que Joel conduisait. Et l'autre homme prit l'initiative de conduire hors de la ville, hors de Charlotte. Les rues étaient encombrées, conduire ressemblait à un parcours du combattant. Sans les capacités de l'ambulancier en conduite, ils ne seraient jamais sortis.
« Tu habites bien en campagne ? »demanda le grand brun sans quitter la route des yeux.
« … Oui... Continue sur la 24eme... »
Isaiah ne pouvait s'empêcher de regarder ce qui se passait dehors avec un regard effrayé. Il ne comprenait pas. La radio diffusait des messages d'urgences, des consignes incohérentes. Le blond restait sous le choc. Ce qu'il avait vu à l'hôpital... Ces gens qui s'entre-dévoraient... C'était impossible. La main de Joel se posa sur la sienne, la serrant doucement.
« On a fait ce qu'il fallait, Isaiah. On pouvait rien faire. »dit-il d'une voix presque calme.
« Mais qu'est qu'on va faire maintenant ? Qu'est-ce que c'était ? Qu'est-ce que... »
Il craqua, pleurant sans dignité, paniqué, traumatisé. La main caressait doucement son bras. Il ne savait pas comment cet homme faisait pour rester si calme. Peut-être parce qu'il était plus habitué aux situations d'urgence ? Peut-être parce qu'il avait été militaire avant ? Peut-être parce qu'il était juste plus fort ?
« On reste ensemble. On va rester chez toi. Si c'est une maladie, rester loin des foyers de contamination, c'est ce qu'il faut faire non ? On attendra d'en savoir plus, d'accord ? Calme-toi, tout ira bien, je suis avec toi. »
Isaiah acquiesça. Logiquement c'était ce qu'il fallait faire, oui... C'était juste que la logique du blond avait momentanément disparu.
*
Les jours avaient passé. Ils étaient resté isolés. Mais parfois un infecté venait frapper à leur porte. Joel avait compris comment les tuer à force d'essayer. Isaiah en était incapable. Il n'y arrivait pas. C'était des humains. Ils avaient besoin de soins, pas d'avoir le crâne explosé. Mais il se taisait. Il se contentait d'enterrer les morts. Ils avaient encore des réserves de nourriture chez lui, et l'environnement était plutôt propice à leur survie. Isolé, une vue plutôt dégagée sur les alentours, un potager qui donnait encore quelques légumes d'hiver. La passion du bio d'Isaiah leur sauvait un peu la mise. Plus aucun message ne passait sur les ondes radio. Joel n'avait pas réussi à joindre son ex-femme. Il ne savait pas si ses enfants allaient bien. Mais il était courageux. Très courageux. Isaiah admirait sa force de caractère. Lui-même aurait aimé savoir si ses parents allaient bien... L'angoisse était toujours là, mais ils n'en parlaient pas. Quand ils parlaient, c'était pour parler de choses pragmatiques, ou pour penser à autre chose.
*
Isaiah avait ouvert à l'homme sans même réfléchir. On appelait à l'aide. Il devait ouvrir. Il avait ignoré les mises en garde de Joel et... Il s'était retrouvé face au canon du pistolet. Il avait reculé. L'homme était entré, et avait fermé derrière lui. Il avait exigé de la nourriture. Il avait ruiné une bonne partie de leurs réserves. Joel était nerveux, cherchant sans doute la moindre faille pour les sortir de ce faux pas. Mais le pistolet était toujours braqué sur Isaiah. Toujours.
« Tu dois regretter, hein... D'avoir ouvert au grand méchant loup, gamin. »
Le canon glisse sur sa tempe, descend dans son cou. Il tremblait. Il avait peur. Vraiment peur. Il regrettait oui. Il lui ordonna d'attacher Joel. Sans doute parce qu'il sentait que l'ancien militaire était la seule vraie menace dans cette maison.
Dès que les mouvements de Joel furent entravés, l'homme entraîna le blond dans la chambre. A défaut d'avoir une femme sous la main, un efféminé ferait l'affaire. Isaiah eut beau crier, se débattre, rien n'y fit. Il capitula. Il entendait Joel se débattre, hurler qu'on arrête. Il sortit de la chambre après de longues minutes. Il alla silencieusement dans la cuisine, et prépara un verre de whisky, mais il versa aussi le contenu de quelques cachets dedans. Il l'amena à l'homme, subissant encore ses assauts pour quelques minutes, serrant les dents. Mais l'inconnu s'endormit presque d'un coup, sous l'effet des somnifères.
Isaiah prit le pistolet, il le pointa vers l'homme. Vers ce foutu barbare. Vers ce putain de salopard. Mais il n'arriva pas à appuyer sur la détente. Il se rhabilla silencieusement. Il ferma la porte. Il libéra Joel, lui intimant le silence.
« On s'en va... »murmura-t-il.
Joel attrapa son bras, le regard inquiet.
« Tu l'as tué ? »
Le blond secoua négativement la tête.
« Donne moi son flingue. Ce connard ne mérite pas de vivre. »
« Non. On s'en va, Joel. »
Il attrapa un sac à dos qu'il utilisait pour la randonnée, et le remplit des quelques réserves qu'ils avaient encore, de quelques bouteilles d'eau, de médicaments, de quelques vêtements. Joel s'occupa de voler les affaires de l'inconnu. Finalement, le blond demanda à Joel de tout mettre dans la voiture, lui certifiant qu'il arrivait. Il rentra à nouveau dans la chambre. Il attacha les bras de l'homme aux montants du lit. S'il n'avait pas réussi à le tuer, il ne l'aiderait pas à survivre. Il ouvrit toutes les fenêtres, toutes les portes. Si un infecté passait par là, cette homme se ferait dévorer. Dieu seul jugerait s'il devait ou non être épargné.
*
Au bout de deux jours à rouler, ils n'avaient pas d'objectif, leur réserve d'essence arrivait dans le rouge. Ils siphonnèrent quelques réservoirs. Mais la désolation semblait s'être généralisée. Ils s'arrêtèrent pour la nuit. Il commençait à faire vraiment froid.
« On devrait aller chercher ta femme et tes enfants... » murmura le blond, allongé à côté de Joël à l'arrière de l'ambulance.
L'homme restait silencieux. Puis se tourna vers le blond.
« Ex-femme. »soupira-t-il. « Elle n'aurait pas voulu que je la retrouve. Et ils sont à l'autre bout du pays. Sans doute morts qui plus est. »
Isaiah eut un regard peiné. Il ne savait pas quoi répondre. Il ne savait pas pourquoi il ne voulait pas penser ainsi. Il espérait que sa famille soit encore en vie. Ils vivaient en campagne... Et puis, son père était chasseur, et pas du genre à se laisser marcher sur les pieds alors... Ses dents claquèrent à cause du froid. Leurs corps se rapprochèrent, pour garder la chaleur.
« On pourrait aller chez mes parents... Ils ont une ferme... Et... »
« Je veux juste rester avec toi, Isaiah. »
Isaiah ne repoussa pas l'homme. En fait, il avait besoin de sa chaleur. Besoin de ses caresses pour se sentir exister. Il se fichait que ce soit un péché. Dieu n'en avait plus rien à faire non ? Ils repartirent avec Rome comme objectif.
*
Ils s'étaient retrouvés coincés. Enfermés dans cette pièce. Joel avait été mordu. Ils savaient tous les deux ce que ça voulait dire maintenant, après quelques mois à fuir les infectés, à les observer aussi. Ils savaient. Isaiah ne voulait pas se résoudre à l'abandonner. Il ne pouvait pas. Il essaya de lutter contre le mal de lui donner des antibiotiques qu'il restait. Il ne pouvait pas le perdre. Il ne voulait pas le perdre. Pas lui. Pas après tout le chemin qu'ils avaient parcouru. Non. C'était impossible.
« Tue-moi. Ne me laisse pas te mordre. »
« Tu vas pas devenir pareil, Joel... »
« Arrête Isaiah. Tu vas devoir y arriver. Tu me tueras pas. Je serai plus moi-même. »
« Joel... »
« Si tu m'aimes, fais le. »
« Je t'aime, Joel... Je t'aime... »
Pourtant quand il arrêta de respirer, il n'arriva pas à planter son couteau dans son crâne. Il s'enferma dans un placard. Il entendait les doigts de son amant qui grattaient le bois, inlassablement. Ce n'était plus Joël. Ce n'était plus celui qui l'avait sauvé. Celui qui l'avait protégé. Celui qu'il aimait. Il pleura. Il mit longtemps à trouver la force de sortir. Mais il réussit à le faire. Le couteau transperça sa tempe. Et les deux corps s'écroulèrent ensemble. Le blond resta des jours le corps mort serré contre lui. En fait, il voulait le suivre dans la mort. Il n'y arriva pourtant pas. Il finit par avancer. L'odeur était putride dans la pièce exiguë. Joel empestait. Et son odeur avait dissimulé la sienne. C'est ainsi qu'Isaiah comprit. Les loups ne se mangent pas entre eux. Les marcheurs non plus. Le corps de son amant fut le premier qui lui servit à couvrir son odeur, le sang noirâtre étalé sur ses vêtements, sur ses mains, son visage...
*
Il marcha. Aux côtés des morts. Ils étaient la meilleure protection contre les autres. Contre les tordus. Contre les survivants. C'était triste à dire, mais il craignait moins les morts que les vivants. Il pouvait comprendre leur besoin de chair. Parce qu'il avait lui aussi horriblement faim. Plusieurs fois, il hésita à se jeter avec eux sur un survivant imprudent. Mais il ne franchit jamais ce pas. Il se contentait de ce qu'il pouvait trouver. Racines, rongeurs, insectes, larves. Tout ce qui était comestible. Il avait tellement faim. Tout le temps. Il n'osait plus s'approcher des zones habitées. Il avait trop peur de croiser des humains. Il était mieux seul. Ou accompagnés des rôdeurs. Il se sentait presque en sécurité dans les meutes mouvantes. Il marchait avec eux. Arrêtant de réfléchir. Il ne savait même plus vraiment où il était. Ni qui il était. Il se perdait dans la déshumanisation.
Les morts étaient plus utiles que ce qu'on pouvait penser de prime abord. En plus d'être un répulsif à vivants, ils isolaient plutôt du froid, même définitivement tués. Isaiah aurait probablement dû trouver ses actes horribles, mais il n'en avait plus conscience. Plus conscience de rien. Son humanité n'était plus qu'un mot. Il puait comme eux. Il ne paraissait pas beaucoup plus vivant. Son regard seul témoignait de sa non-contamination. Il s'était perdu en route. Il avait perdu ce qui le rendait vivant. Il survivait, il ne vivait plus. Cela dura. Combien de temps, c'était difficile à dire, il avait perdu toute notion de temps. Sans doute quelques semaines, ou quelques mois, obscurs, et semblables.
*
Joel... Il avait cru rêvé en l'apercevant. Mais c'était bien lui ! Pourtant, il l'avait tué. Il savait qu'il l'avait tué. Il avait eu son corps entre les mains. Alors, comment pouvait-il marcher encore ? Parler ? Être vivant ? C'était impossible. Isaiah les avait suivi. Le groupe de survivants dont il faisait parti. Ils était trois. Deux hommes, une femme. C'était peu pour survivre longtemps. Ou trop. On avait plus de chance de rester discret en étant seul. Il en savait quelque chose. Il les pista pendant des semaines, les observant à distance. C'était Joel. Il était encore vivant... Cela n'avait aucun sens, mais il s'en fichait.
Il se mit en tête de surveiller leurs arrières. Parce que ces trois-là n'étaient pas si doués que ça pour effacer leurs traces. Il avait prit pour habitude de le faire pour eux. Ou alors c'était lui qui était trop habitué à ne plus avoir d'existence. Il dormait peu. Mais il était habitué au manque de sommeil, son cerveau était embrumé depuis des mois de toutes façons. Il s'était lavé pourtant au fur et à mesure qu'il les approchait. Peut-être parce que pour la première fois depuis longtemps, il avait l'espoir d'intégrer un groupe. De ne plus être seul. Cependant il avait peur. Peut-être que Joel n'était plus si gentil.
Et puis, il y eut cette nuit-là. Il avait laissé un peu de distance entre eux. Un kilomètre tout au plus. Il pouvait distinguer la fumée de leur feu de camp. Il faisait assez froid pour que ce soit nécessaire. Enfin, lui s'était habitué au froid, et puis, il avait récupéré de quoi se couvrir sur les morts. Il ne dormait jamais profondément, suivant perché en hauteur. Et il avait entendu le groupe de rôdeurs. Une quinzaine vu leur bruit. Il savait parfaitement ce qui les attirait, la chaleur, l'odeur. Eux. Ceux qu'il voulait intégrer. Ceux qu'il voulait protéger. Il ne réfléchit pas vraiment en quittant son arbre. Il avait couru dès qu'il était assez éloigné des marcheurs. Il était arrivé à leur camp. Joel montait la garde. Il s'approcha de lui, levant les mains en l'air, découvrant un visage humain sous des haillons de crasse et de puanteur. Mais son visage était presque propre. Humain.
« Des rôdeurs. Bientôt. »articula-t-il avec difficulté, sa voix bloquée dans sa gorge, sourde.
Cela faisait des mois qu'il n'avait pas parlé. Il s'avança vers le feu et l'éteignit sans demander son avis, sacrifiant une couche de tissu constituant sa tenue, piétinant le feu avec rapidité.
« Ils arrivent. Réveiller les autres. Partir. Vite. »
Il attendit que l'homme réveille ses compagnons, et il les suivit, sans rester vraiment à côté d'eux. Il ne savait pas vraiment s'il pouvait. Mais il leur avait évité le pire. Quinze rôdeurs au réveil, ils n'auraient pas pu se défendre. Alors, petit à petit il approcha un peu plus. Craintif. Il leur offrit un peu de ce qu'il avait à manger. Comme pour leur demander d'intégrer leur meute. Ce qu'ils acceptèrent finalement. Sans qu'il comprenne vraiment pourquoi.