DEUX MILLE QUATORZE.
« Non maman, je n’ai pas de copine. Je m’en moque, ce n’est pas ma priorité. Oui maman, je t’aime aussi. » Il raccroche le téléphone et soupire bruyamment, avant de porter une cigarette à ses lèvres. L’ombre dorée qui gravite autour de lui apparaît à ses côtés et s’adosse au mur, sourire moqueur aux lèvres. « Je t’aime maman. » qu’elle répète sur un ton mielleux qui lui déplaît immédiatement. « Ta gueule. » qu’il répond sans ménagement en arrachant le paquet de cigarette qu’elle vient de lui piquer des mains comme une voleuse. Lysandra se raidit et soupire à son tour. Elle n’ajoute rien, se contentant de fixer la rue baignée par les ténèbres. Quelques personnes passent, les saluent d’un bref signe de tête auquel Cléo est le seul à répondre. Lysandra est mal élevée, Cléo passe son temps à lui dire. Et Lysandra répond que c’est la faute de ses parents, qui préfèrent lui enseigner les joies de baigner dans l’alcool et le vomi plutôt qu’à être polie. « Tu veux pas coucher avec moi ? » elle demande, sans le regarder. Cléo manque de s’étouffer et éclate de rire. Elle est trop jeune pour lui, Lysandra. Pas moche, mais trop jeune. « Uniquement quand ce sera la fin du monde et qu’il faudra repeupler l’univers. » Elle fronce les sourcils et hausse les épaules, avant de rire avec lui. Cléo aime bien ces rendez-vous nocturnes avec la fille des voisins, éclat de soleil dans son quotidien épuisant et solitaire.

DEUX MILLE QUINZE.
« Fermez-la, je n’arrive pas à me concentrer ! » qu’il beugle pour couvrir le brouhaha ambiant. L’homme allongée devant lui est en train de se vider de son sang, et ceux lui l’ont ramené ne sont pas foutus de le laisser tranquille. Ça piaille, ça gémit, ça déchire le cœur. Cléo a la nausée, la tête qui tourne ; il n’est pas sûr d’y arriver dans ces conditions. Mais il le faut, sinon l’homme va mourir. Le médecin en lui ne peut pas échouer. C’est sa vocation, la seule chose pour laquelle il est un peu bon. S’il n’est pas capable de sauver cette vie, il n’a rien à faire ici. « Tu vas y arriver, Cléo. » murmure Lysandra en s’agenouillant de l’autre côté du corps convulsé du mourant. Elle est pâle comme la mort, visiblement très troublée par le sang qui tâche ses mains marmoréennes. Mais elle tient le coup. Cléo lui sourit brièvement, et reprend le travail ; les autres lui semblent lointains, jusqu’à disparaître complètement de la pièce. Et devant ses yeux émerveillés, l’homme cesse de crier pour laisser échapper un soupir soulagé. Il va vivre. Un monstre de moins sur cette terre. Cléo frotte son visage fatigué de ses mains sales, étale le sang sur ses joues barbues. « T’es peut-être nul en combat, mais t’es un bon médecin. Si le monde redevient un jour comme avant, j’espère qu’ils te donneront tout de suite ton diplôme. » Il n’y croit pas une seule seconde et Lysandra non plus, mais ça fait du bien de se l’entendre dire. Elle pose le seau d’eau devant lui pour qu’il se lave de ce morceau de mort qui lui colle à la peau, et le laisse tranquille avec l’homme qui se confond en remerciements sur le vieux matelas rongé par les mites, les tâches d’urine et le sang de gens qui n’ont pas survécu.

« Ce sont … » « Mes parents, oui. » répond Cléo, mâchoire serrée. Ils observent ensemble les deux rôdeurs qui traînent autour de ce qui fut leur maison, cachés dans l’ombre. « Je t’aime, maman. » souffle Lysandra au creux de son oreille, ce qui a le don de l’énerver et le rendre triste en même temps. Il la foudroie du regard, elle recule sous le coup de la surprise. Lysandra comprend que ce n’est pas un sujet avec lequel on peut plaisanter. Elle ne le fera plus. Cléo se radoucit et se perd dans la contemplation de l’homme et de la femme qui l’ont mis au monde et qui ne sont plus que chair purulente. La petite main de la jolie blonde se referme sur la sienne. Une vague de chaleur l’envahit des pieds à la tête. « Cléo … Tu te fais du mal. Viens, on y va. » Il se dégage pourtant de son étreinte, ne serait-ce que pour cesser de désirer ce petit bout de femme trop jeune pour lui. Elle lui fait un effet fou, sentiment bien trop détestable pour être provoqué sciemment. « Rentre seule, je vais rester là encore quelques minutes. » Elle hésite, sachant pertinemment qu’il est aussi nul en combat qu’elle en médecine. Devant son insistance, Cléo ajoute : « Ca va aller, je te le promets. Et toi, sois prudente. » Elle acquiesce, se fraye un chemin dans l’ombre telle la voleuse qu’elle est. Sa grâce et sa discrétion émeuvent Cléo qui a de plus en plus de mal à la voir comme une gamine. Lysandra est la seule personne qui lui reste au monde, et, après un dernier regard à ses zombies-parents, il se lève à son tour et la suit. Il a déjà perdu ses parents, mais il peut encore la perdre elle.  

« Non … Non … » Cléo secoue le corps de la femme qui vient de rendre son dernier soupir. « NON ! » il crie encore en la secouant plus fort. On se précipite vers lui, l’empêche de malmener le cadavre de la jolie brune qui était sur le point de devenir maman. Son mari était là, dehors, quelque part. Il la cherchait, qu’elle avait dit pendant qu’il tentait de la faire accoucher dans les larmes et le sang. Et voilà qu’elle est morte, et que le bébé hurle dans les bras de l’homme qui le secondait dans la tâche. Il plaque ses mains ensanglantées devant sa bouche, haletant. « Mon flingue, Millevent. Prend-le. Tu dois le faire. » Cléo tourne les yeux vers l’arme accrochée à la ceinture de son second. Il secoue la tête en signe de négation. Il ne peut pas faire ça. Il est censé sauver des vies, pas en arracher. « Elle est déjà morte, putain ! PREND-LE ET TIRE ! » Cléo secoue encore la tête. « SOIS UN PUTAIN D’HOMME MILLEVENT, ON N’EST PAS AU PAYS DES BISOUNOURS ! » L’adrénaline, les cris du bébé et les insultes de son (nul de) second le poussent à arracher l’arme de l’homme et de le pointer sur le front de la jeune femme décédée, avant de tirer. Son crâne explose dans un bruit terrible, la cervelle et le sang se répandent sur le bitume de la vieille église, témoin de bien des atrocités. Cléo laisse tomber l’arme à ses côtés et vomit en chialant comme une fillette, écœuré par ce qu’il vient de commettre, par l’image de ses parents-pourriture qui hante son esprit, par un monde sans espoir, par l’odeur du sang, du désespoir et de la mort. Il tient les vêtements de la femme en s’excusant de ne pas avoir su la sauver, promet qu’il retrouvera le père du bébé pour que le petit être survivre, promet qu’il l’élèvera du mieux qu’il peut en attendant. Il promet, pleure, vomit encore, et finit par s’endormir, épuisé de lui-même et des autres.