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Je ne vois juste pas l'intérêt. On habite dans un trou perdu, personne ne va venir jusqu’ici pour… » Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase que Noah posa son immense main sur la face de sa jeune sœur pour la faire taire. C’était le seul moyen d’arrêter la déferlante de protestations et d’obtenir d’elle ce qu’il voulait. Un peu de coopération. L’aîné de la famille Ewing s’était mis en tête d’apprendre à la petite dernière comment tirer avec une arme à feu, parce qu’il en avait toujours été ainsi dans la famille, c’était une tradition et personne n’y dérogeait. Pas même les filles. «
La ferme Evan, tu seras bien contente de savoir t’en servir quand l’occasion se présentera. » Avec ce même regard malicieux qu’il portait toujours sur sa petite sœur, Noah ébouriffa les cheveux de cette dernière alors qu’ils se rendaient tous deux vers la grande grange. D’espace pour s’entraîner, ce n’était pas de ça qu’ils manquaient. Twelve Oaks était l’immense ferme dans laquelle ils avaient tous les deux grandi avec leur frère, Nicholas, de deux ans de cadet de Noah. Leurs parents avaient récupéré la ferme des mains de leurs propres parents et ainsi de suite depuis des générations. Mais l’espoir de voir leurs propres enfants reprendre à leur tour les plantations de coton s’était évanoui lorsque ces dernier avaient décrété qu’ils voulaient faire des études et vivre dans les grandes villes du pays. Noah venait tout juste d’être diplômé en sciences politiques, alors que Nicholas faisait lui son entrée à l’université. Evangeline était elle une lycéenne qui tentait de suivre les traces brillantes de ses deux aînés, craignant de se retrouver seule avec ses parents, bloquée pour le reste de ses jours dans cette ferme qu’elle chérissait pour autant. Comment pouvait-on ne pas aimer Twelve Oaks, ce lieu plein de vie et qui émanait d’amour ? Élevés dans la foi protestante et soudés comme une véritable fratrie, ces trois enfants faisaient la fierté de leurs parents qui les encourageaient à prendre leur envol. «
Quoi, t’as peur que je sache pas me défendre en cas d’apocalypse zombie ? » Evangeline laissa éclater son rire parce qu’elle se doutait bien qu’une telle chose ne pourrait jamais arriver, du moins pas dans le petit monde parfait qu’elle s’était imaginé depuis qu’elle était gamine. Elle se moquait juste de son frère parce qu’elle savait que ses intentions n’étaient dans le fond pas si mauvaises. Pourtant elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait quelque chose de malsain dans la connaissance des armes à feu. C’était comme avouer que l’homme était mauvais et qu’il fallait savoir se protéger de lui. C’était remettre en question le monde idyllique dans lequel elle pensait vivre. Alors elle avait protesté inlassablement toute la journée, prétextant qu’il fallait qu’elle bosse si elle voulait entrer à son tour dans l’université dont elle rêvait. Mais Noah avait eu raison de son entêtement et avait réussi à lui faire mettre le nez dehors. Première victoire. Encore fallait-il la convaincre de s’entraîner régulièrement. «
Fais pas la maligne, c’est pas pour rien que le port d’arme est autorisé dans ce pays. » On sentait dans sa voix l’inquiétude naissante d’un grand frère qui craignait de ne pas être là pour défendre sa sœur lorsque cette dernière en aurait besoin. La peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas lui donner les armes suffisantes pour réussir dans la vie sans avoir affaire aux milliers d’abrutis qui peuplaient cette terre. «
Tiens. T’as qu’à faire un premier essai. On verra après ce qui va pas. » Un sourire encourageant aux lèvres, Noah lui tendit son propre pistolet tout en montrant d’un signe de tête la rangée de canettes qu’il avait soigneusement alignées sur des caisses en bois dans la matinée. Il était fière d’être celui qui allait lui enseigner à tirer correctement, de partager ce moment avec elle. Evan le voyait bien dans son regard lumineux qu’il tenait à le faire. Evan ne pouvait rien lui refuser de toute façon, elle aimait bien trop ce sourire enivrant qui ne le quittait pas lorsqu’elle acceptait de partager des moments avec lui et lui seulement. D’une main un peu hésitante, elle attrapa l’arme avant de se tourner vers les cibles improvisées. Une profonde inspiration. Un oeil fermé. Son doigt exerça sur la détente la pression suffisante pour libérer la balle qui vint traverser la première canette de la rangée. Elle s’étonna elle même de ressentir ce drôle de sentiment de puissance alors qu’elle se retournait vers Noah, un immense sourire peint sur le visage. «
C’est la chance du débutant. Mais t’as peut être du potentiel. »
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Lorsqu’elle avait épousé Desmond, jamais Evan n’aurait imaginé se sentir si seule. Pourtant elle aimait son mari, là n’était pas la question. Elle l’aimait et le supportait dans le métier qu’il exerçait. Mais ses longues absences laissait un vide en elle. Un vide qu’elle s’était longtemps refusée de combler parce qu’elle ne pensait pouvoir aimer qu’un seul homme. Son mariage avait été heureux. Même dans ses rêves de gamine elle n’avait jamais osé penser qu’elle rencontrerait un jour un homme comme Desmond. Un homme qui saurait la combler, un homme avec qui elle fondrait une famille et qui pourrait apaiser toutes ses peurs. Cet homme elle l’avait trouvé bien plus tôt qu’elle ne le pensait, mais elle était trop jeune pour savoir combien aimer était difficile dans les moments d’absence, dans les moments de doute. Épouser un soldat, ça s’accompagnait d’un lot de sacrifices et de craintes. La peur de le voir partir sans jamais revenir, la peur du téléphone qui sonne en son absence, la peur de devoir expliquer à ses enfant pourquoi papa ne reviendra jamais. Mais Evan savait à quel point Desmond aimait ce qu’il faisait, elle savait qu’il serait trop égoïste de sa part de lui demander de travailler dans un bureau, à l’abri du danger, elle savait que ce genre de vie ne lui conviendrait pas. Alors plutôt que lui demander de changer, c’était elle qui s’était détournée. «
Maman, j’arrive pas à dormir. » La petite voix de Brynn résonna dans la cage d’escaliers. Surprise de voir que sa fille ne dormait toujours pas, Evan se détourna de la fenêtre à laquelle elle guettait pour aller rejoindre sa fille sur les marches. «
Qu’est-ce qui se passe ma puce ? » Déposant un léger baiser sur le front de cette dernière, elle s’assit à ses côtés. En vérité, elle savait ce qui tracassait Brynn. C’était toujours la même chose. Lorsque Desmond s’absentait plus d’une semaine elle n'arrivait jamais à s’endormir sans que sa mère ne vienne la réconforter. L’enfant, silencieuse, vint se blottir contre le corps de sa mère. A sa seule présence, Evan arrivait à apaiser les craintes de sa fille. «
Tu penses qu’il va rentrer quand papa ? » Un maigre sourire qui se voulait réconfortant se figea sur le visage d’Evan. «
Bientôt Brynn, ne t’inquiète pas. » Au fond d’elle, elle s’en voulait de se servir de ce mot qui n’avait aucune signification. Il était vide de sens. Il n’annonçait rien. Mais il laissait l’espoir dans le coeur de ses enfants. Alors c’était pourquoi au lieu de parler de jours, de semaines, de mois, “bientôt” était devenu le nouveau mot déterminant la longueur des absences de Desmond. «
Allez, retourne te coucher ma belle, tu vas être fatiguée sinon demain matin. Moi aussi je vais pas tarder à aller au lit de toute façon. » Brynn se releva en même temps que sa mère et, après un dernier câlin, l’enfant retourna dans sa chambre. Quelques instants plus tard, un bruit de moteur résonna à l’extérieur. La voiture se gara devant la maison et Evan se précipita vers la porte d’entrée pour l’ouvrir. Finalement, elle avait eu le courage de combler ce vide. En fait, elle avait fait bien plus que simplement le combler. L’amour, ce sentiment si étrange et mystérieux, s’était dédoublé, divisant son coeur. Ça ne faisait aucun doute, elle aimait sincèrement deux hommes à la fois et se refusait à faire un choix. L’homme s’avança vers elle et, refermant la porte derrière lui, se pencha pour embrasser son amante.
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Son monde n’était aujourd’hui qu’un tas de cendre. Un vulgaire tas de cendre qui se baladait au gré du vent. Autour d’elle, tout semblait avoir disparu dans les flammes d’un enfer terrestre. Il y avait de cela deux mois, Evan avait appris la mort de Nicholas. Il s’était suicidé, ne supportant pas d’avoir assisté au festin de sa femme et de son fils, orchestré par des rôdeurs en manque de chair fraîche. Cette putain d’épidémie annonçant la fin du monde avait mis cette terre à feu et à sang. C’était un cauchemar éveillé, le pire de tous. Evan n’avait jamais pensé une telle chose possible. Pourtant voilà qu’ils s’étaient retrouvés tous, Desmond, Grant, les deux filles et elle, au Fort Benning, se protégeant du mieux qu’ils le pouvaient des rôdeurs. Mais très vite Desmond s’était retiré de la partie, convaincu que sa place était au front, qu’il pouvait d’une quelconque manière sauver des gens de l'inévitable. Elle avait tenté de le raisonner, de le convaincre de rester. Elle refusait qu'il les abandonne ici, à pourrir en attendant son retour comme ils l'avaient fait pendant des années lorsqu'il partait en mission. Elle avait tenté de le retenir, mais il avait tourné son dos. Ils étaient tous condamnés de toute façon, ce monde était devenu leur pire ennemi et les plus chanceux obtiendraient une tombe dans ce sol souillé. Et Desmond n’obtiendrait pas la sienne. Elle n’y croyait plus. Il ne reviendrait plus jamais cette fois ci, c’était terminé. Evan espérait simplement que sa mort avait été rapide, qu’il n’avait pas trop souffert. Il n’était probablement pas mort en paix, mais au moins lui n’aurait plus à supporter l’horreur de la fin du monde. Heureusement qu’il y avait Grant. Il était là, il ne l’avait pas abonnée, lui. Il l’aidait, quotidiennement. C’était son unique pilier, avec ses deux filles, Brynn et Astrid. Evan s’en voulait de les voir grandir dans un monde pareil. Elle aurait aimé leur offrir tant… Mais au moins ici, ils étaient en sécurité. Sain et sauf. Ou du moins, elle le pensait. Violemment la porte s’ouvrit et Grant se précipita sur les sacs pour y fourrer tout ce qu’il jugeait nécessaire. «
Faut se casser d’ici, y a des putain de rôdeurs qui sont rentrés. » Evan se retourna vers lui, le regard paniqué, avant de se lever pour l’aider à rassembler le plus d’affaires possible. «
Comment c’est possible ? Qu’est ce qui s’est passé ? » Le fort était le seul endroit qu’elle avait longtemps jugé le plus sûr. C’était le seul endroit que Desmond avait jugé le plus sûr. «
Je sais pas. Mais c’est infesté de partout, on a pas beaucoup de temps. » Elle avait espéré ne jamais avoir à vivre une telle situation. Devoir quitter Fort Benning et faire face au monde extérieur. Revoir tout ce dont elle redoute. La mort. «
Les filles, où sont-elles ? » S’il leur arrivait quoi que ce soit, elle ne se le pardonnerait jamais. «
En sécurité, t'inquiète pas. » La minute suivante ils quittèrent tous deux les lieux, récupérant sur leur passage Brynn et Astrid. Autour d’eux, c’était la panique, les cris, les coups de feu. Sans se retourner, ils s’enfuirent du fort, échappant à un massacre certain. Evan, elle, laissa derrière elle l’espoir de voir Desmond revenir un jour. Ils n’étaient plus que quatre désormais.
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La, presque, parfaite mère de famille s’en était remise à elle-même. Elle ne valait pas mieux que Desmond désormais. Elle aussi avait fait le choix lâche d’abandonner les siens, de les laisser derrière, sans savoir qu’elles seraient leurs chances de survie. Survivre à n’importe quel prix, telle était l’unique loi encore applicable dans leur monde. Son prix, elle l’avait déjà payé. Elle avait abandonné sa seule famille restante. Emportée par la folie, la peur et le désespoir, Evan a tout simplement laissé ses filles et son amant à Greenville. Comme l’avait fait Desmond en partant se battre. Mais elle, ça n’a jamais été une quête héroïque qu’elle menait au bout du chemin. Elle est tombée dans les ténèbres, elle ne pourra plus jamais en sortir, c’était un allé simple jusqu’aux enfers. Elle s’est refusé toute humanité. Elle est loin désormais, la mère de famille aimante et protectrice. Aujourd’hui elle n’est plus qu’une sauvage qui erre sur cette terre de feu. Seule. Elle ne sait pas où elle va, mais elle continue de marcher sans penser au lendemain. Énième âme meurtrie, Evan ne sait pas combien de temps elle pourra continuer ainsi.