La pluie tombe. Sa silhouette longiligne se détache des ombres forestières. Ses yeux fixent le ciel grondant. Ses bottes s'enfoncent dans la boue. Sa main se lève légèrement. Le sang qui la macule bientôt disparait. Comme les quelques vies qu'elle vient elle-même de faire disparaitre. Le dernier souffle de la mère, les pleurs du gamin, l'agonie du père, les souvenirs de ses victimes sont encore vivaces. Mais son esprit se lave de tout remord, profite de cette pluie rédemptrice pour oublier. Un long soupir s'extirpe de sa cage thoracique. Ce sang, elle a choisi de le faire couler. Ce sang... Ce sang, c'est la voie qu'elle a choisie. C'est le poids qu'elle a choisi de porter pour les siens.

« Tu vas attraper froid. » La voix parvient bien à ses oreilles, mais Leo ne bouge pas. Finalement, sa main revient le long de son corps. Elle tourne les talons, regarde celle qui lui fait face. Elles se jaugent un instant. « Tu vas attraper froid. » Lance-t-elle de manière plus monocorde que jamais. « Combien ? » Ses yeux cristal soutiennent le regard de l'autre. Glacés, assassins, presque antipathiques. « De morts ou de vivants ? » Simple statistique demandée. Comme s'ils n'étaient plus que des nombres dans un tableau. Des victimes à rajouter à sa longue trainée. Son interlocutrice hésite face au mur qui se présente devant elle. « Les vivants. Les humains. Tu sais, ceux qui respirent et mangent autre chose que leurs semblables. Tes semblables aussi, au passage. » Leo ne relève pas la pique. Elle ne voit pas l'intérêt. Parler l'éreinte. Alors parler avec cette emmerdeuse l'éviscère carrément. « Trois. Enfin, deux. » Mais sans parents, autant dire que le gamin est fichu, s'abstient-elle. « Tu devrais demander à la Morrigan de te muter. Je ne sais pas, tu pourrais... Chasser ? Devenir une cueilleuse ? Tout sauf ça. Un jour il t'arrivera quelque chose, un jour ça tournera mal. Personne n'est éternel. Tu n'es pas éternelle, Leo. »


« Tu n'es pas éternelle Leo, tu le sais non ? Alors pourquoi ? Pourquoi tu as fait une chose aussi stupide ? » La voix grave et cassée par un sanglot remplace le silence des machines. Des pleurs mouillent les draps. Les murs d'un blanc aseptisé rendent l'ambiance d'autant plus pesante. La patiente se réveille. Des tubes reliés à des machines lui sortent de partout. Du cou, de la bouche, des br... Des bras ?! Son bras gauche. Elle ne le sent plus. Son regard s'alarme. Elle tente de se redresser, échoue lamentablement. « Doucement ! Tu vas rouvrir tes plaies. » Il la repousse gentiment dans le lit et lui explique la situation. Elle hurle au désespoir. Les larmes ne coulent même pas. Elles ne peuvent pas. Elles sont mortes avec son bras.

C'était dangereux. Une course poursuite sur des immeubles. Des équipements vétustes. Un plateau dangereux. Mais elle avait besoin d'argent. Pour elle-même, pour son frère, pour tous les trucs dont elle a manqué gosse. Et ça, en l'occurrence, ça payait bien. Elle se croyait invincible. Elle croyait que ça n'arrivait qu'aux autres. Après des centaines de tournages à son actif et des années à survoler les scènes, elle s'était dit que tout accident était derrière elle. Chère erreur qu'elle venait de payer de son bras. Sa carrière était fichue. Piétinée par son arrogance et son trop plein de confiance.

Elle revient à la réalité, ramenée par les bras réconfortants de son frère. Ils l'attirent tout contre lui. Elle se laisse faire. Il lui sourit. La berce un peu comme quand ils étaient gosses. « Ça va aller Leo. Ça va aller. On va s'en sortir. On s'en sort toujours. Et puis, c'est pas toi qui rêvais de changer de vie ? »


« Dis Leo, t'as jamais rêvé de changer de vie ? » Leo regarde son amie du haut de sa plate-forme. Pourquoi y penser soudainement ? « Je n'y ai jamais pensé. » L'après. L'après cirque. Elle ne préfère pas y penser. Y aura-t-il seulement un après ? Elle n'a jamais rien connu d'autre. Elle se sent dépendante. Elle a peur de retourner dans la vie réelle. Elle a peur de retourner auprès de sa mère échouée dans un hôpital, une seringue plantée dans le bras. Elle a peur de retourner auprès de son frère aigri, forcé de prendre la place de parent à la place du parent. Elle a peur de retourner auprès de la tombe de son père. Elle secoue la tête pour se vider l'esprit de toutes ces pensées négatives. « Je préfère vivre dans le présent. A force de penser au futur, on a tendance à ne pas assez en profiter. Je veux que chaque minute compte, tu comprends ? » Vivre à fond. Vivre sa vie. Tomber s'il le faut. Mais se relever ensuite. Toujours. Encore. Toujours. Parce que c'est ça, la vie : une succession interminable de chutes et de déceptions.