Mais qui n'a peur de mourir fait, surtout, quelque chose de très con.
Tout avait commencé comme cela commençait toujours : un bar médiocre, suintant la classe populaire, rempli d'hommes médiocres. Des animaux libérés pour quelques heures seulement. Ni travail, ni femme, ni patrie. Rien que l'ivresse, et tout ce qu'il fallait de stupidité débridée. Reed y était rentré comme on assoit l'entièreté d'un royaume, mais les regards qui posés sur lui l'avaient immédiatement averti : tu restes, tu crèves. Aussi était-il resté. Il s'était même offert l'audace de s'asseoir, là-bas, franchement en vue. Alors, forcément, tout s'était terminé dans la ruelle, en arrière-plan du taudis. On lui avait proposé une cigarette, qu'il avait acceptée comme l'invitation qui en découlait réellement. La porte à peine fermée, et son visage avait trouvé le bitume. Il en avait accueilli la violence avec un ravissement dément. Pauvre type. Il fallait bien un pantin pour victime, et ces hommes pour bourreaux impuissants. S'y prendre à plusieurs était vite apparu comme superflu. Mais le spectacle n'en avait pas perdu en superbe, puisqu'ils s'acharnaient, à tour de rôle, depuis plusieurs minutes déjà.
Sauf que le temps, pour Reed, s'allonge avec plaisir. Une seconde devient une heure, une minute une année. D'aucun dirait qu'il s'agit d'une jouissance perverse. Et ça l'est. Même lui y trouve toute une fortune qu'il pense perdu à chaque fois que les coups cessent. On le redresse, on s'inquiète même un peu de son état. On ne veut pas le tuer, c'est trop pour une nuit. C'est trop pour leur vie d'homme bien de ce monde, le restant du temps. Mais on prend du plaisir à le frapper chaque fois qu'il crache, qu'il vomit ses injures. C'est un loisir de prolétaire, c'est un loisir de grands abandonnés. C'est un loisir dans lequel Reed s'est plongé pour le plus grand mépris de son être. C'est un loisir nécessaire, qu'il se dit, maintenant que c'est son sang que sa gorge expulse à grands fracas. C'est immonde. C'est vil. C'est trivial. C'est tout à fait ce qu'il lui faut. Alors il se relève encore, et il recommence, la langue mordue indécemment : « J'ai rien senti, bande de connards. » Sa lèvre se fend, et le manège reprend.
« Insane. »
Il ne se souvient pas de quand. Il se souvient de comment. Il se souvient que ça a pris la forme des monstres qu’on craint lorsqu’on est gosse. Ça n’existe pas. On sait que ça n’existe pas. Que ce n’est pas vrai. Que c’est pas vraiment là. Que c’est juste dans la tête. Mais une petite parcelle de soi résiste... elle cède à une peur digne du neuvième ou du dixième siècle. Une peur primitive. Ce genre d’angoisse qui s’insinue comme la dernière des putains dans le lit des gens biens, et qui vous détraque un esprit en prenant joliment son temps. Morceau après morceau. Le temps de réaliser, on se retrouve pétrifié ; on est déjà foutu. Reed se souvient de comment tout s’est mis à péter entre ses tempes. Comment il a commencé à les voir. La nuit, d’abord. Puis en plein jour. Des êtres immondes qui s’extirpaient de son crâne, et le poursuivaient où qu’il se puisse cacher. La première fois, il traînait dans un bar. La seconde, c’était chez lui. Puis c’est arrivé dans la rue, sur le trottoir, même dans les chiottes... c’est là qu’il est parti en vrille. C’est là que tout a commencé à déconner.
Les hallucinations sont comme les rêves... on ne sait pas qu’on nage dedans. Alors il a sniffé. Il s’est piqué. Il a pris des tas de cachets – il a volé, braqué, pour que les sons et les images se passent. Et ça le calmait. Ça trompait son esprit malade. Pour un moment. Sauf qu’il vivait de moins en moins dans le monde réel. Et qu’il n’y avait que de la peur. A boire. A bouffer. A dormir. Tout le temps. Un état de panique. Aucun repos possible. Et aucune main tendue pour faire passer l’horreur qui défile devant ses yeux. Il a cru mourir des centaines de fois. Mais ce qui se produit exclusivement dans le crâne... ne bute que le crâne. Et ç’a été ironique, c’est sûr, quand de vrais monstres sont apparus. Les corps. Les morts qui se relèvent. Et Reed, qui les avait prévenu bien avant que ça ne commence. C’est cynique, en vérité, qu’on se soit tant foutu de sa gueule, qu’on se soit comme toujours foutu de sa gueule... qu’on l’ait pas cru.
« Bang. »
Il a quitté Atlanta une semaine avant que les militaires n’y soient déployés. ≠ A son départ, les hallucinations étaient devenues plus intenses à cause de la présence, réelle cette fois, de zombies et du sevrage forcé provoqué par sa fuite. ≠ Il s’est perdu, s’est battu, avec des rôdeurs ou peut-être bien des hommes – il a un souvenir particulièrement vague des premiers temps de sa survie. ≠ Il a marché aussi loin et aussi vite qu’il l’a pu. ≠ Il a passé presque une semaine, affalé dans le lit d’une rivière, à errer mentalement et à se tordre de douleurs. ≠ Un contingent resté à Fort Benning l’a trouvé et l’a ramené sur le secteur de la base ; agressif, incontrôlable, mais cependant vulnérable, on l’a enfermé, pour sa sécurité comme celle des autres, dans un local de Sand Hill. ≠ Il ne s’est enfui que très récemment, préférant largement se vautrer sur les chemins de terre et farfouiller de ses deux mains dans les tripes des zombies que de rester une minute de plus enfermé. ≠ Ses hallucinations se sont particulièrement atténuées depuis que de vrais monstres ont remplacé les fabriqués de son esprit ; en revanche, le manque, lui, s’est creusé une place favorable. ≠ Ça constitue l’essentiel de son temps : dévaliser les pharmacies, et les armoires de salle de bain...